Gourmand-croquant
La gourmandise se met au parfum.
Que peuvent bien avoir en commun la guerre du Golfe, le chocolat chaud, Thierry Mugler, la guerre des Balkans, une barbe à papa et une petite robe noire ? Ils sont tous symboles, plus ou moins évidents, d’une famille olfactive, la plus jeune aussi : celle des parfums gourmands. Née en 1992 avec Angel, elle a révolutionné le paysage olfactif mondial. Accords de chocolat et de caramel, bonbons acidulés, notes fruitées de poire et de passion, cuir-réglisse ou oranger-guimauve, force est de constater que 30 ans après son invention, la famille gourmande a envahi nos quotidiens jusqu’à les redéfinir et s’est imposée comme le marqueur, non pas d’une, mais de deux générations, or s’est-elle vraiment imposée ou n’a-t-elle pas tout simplement fleuri sur un terreau qui lui était fertile ?
C’est l’histoire olfactive de la gourmandise…
Caramels, bonbons et chocolats…
Lorsque Olivier Cresp présente son parfum Angel pour la première fois, la réaction est unanime : c’est scandaleux, et pour cause, personne n’avait jamais encore senti cela dans un parfum. Construit sur un accord de praline enrobée de caramel soutenu par un fond de chocolat chaud gavé de vanille, Angel scandalise, évoquant plus volontiers un arôme pour crème glacée qu’un parfum à porter en allant au travail et pourtant, il finit par convaincre, à défaut de persuader ; il fait des émules et trente ans plus tard on le trouverait presque sage et compassé par rapport aux monuments diabétiques qui lui ont succédé.
Introduite dès les premières heures de la parfumerie, la gourmandise ne reste qu’une facette, le plus souvent bâtie autour de deux notes, l’amande et la vanille, dont les molécules – vanilline, coumarine, héliotropine, benzaldéhyde – furent d’ailleurs les premières à être synthétisées en parfumerie.
Dès 1850, Héliotrope Blanc de LT Piver donne à sentir un hybride, sorte de dragée confite de fleurs blanches. Le résultat, sans être ouvertement sucré, rappelle tout de même un univers pâtissier à ceux qui ont l’habitude de s’empiffrer de crèmes anglaises ou diplomates, de flans, financiers, madeleines ou amandiers.
En 1919, Guerlain crée Mitsouko, redoutable chypre infusé d’undecalactone, déroulant sur un motif de sous-bois piqueté d’épices culinaires, poivre et cannelle, sa note de pêche laiteuse et veloutée, funambulant entre acidule et noix de coco.
En 1925, Shalimar, sous un voile rutilant de bergamote telle qu’on n’en fait plus, ose l’ethyl-vanilline au point de faire dire à Ernest Beaux qu’avec « ce tel paquet de vanille j’aurais juste été capable de créer une crème brûlée ».
D’autres exemples tels que ceux-ci parsèment l’histoire de la parfumerie, où toujours la gourmandise apparaît fugace sous des airs de fruits ou de pâtisserie, ne se contentant pourtant que de rappeler vaguement un univers, suffisant à procurer sa rondeur à des compositions trop hachurées, sa douceur à des parfums trop racés, tel ainsi que dans Femme de Rochas en 1944, dont l’animalité violente contraste avec le Prunol, cette base au parfum enivrant de fruits secs, de datte et de prune confite.
Pourquoi diable alors s’offusquer d’un peu de praline et de chocolat chaud ?
Ce qui scandalise au moment de lancer Angel n’est pas tant la gourmandise que les proportions qu’elle y prend soudain car pour la première fois, la gourmandise ne se fait plus facette mais thème à part entière. Elle ne vient plus servir les grandes reines des fleurs mais, napoléonienne, elle se couronne elle-même et, quittant ses habits dynastiques de vanilline et de coumarine, la gourmandise en parfumerie apparaît sous un manteau d’ethyl-maltol. Cris de stupeur !
On croit à la galéjade, on s’offusque, on se bouscule, -peut-être même l’on se poignarde- et l’anecdote dit que certains cadres de Clarins s’en allèrent laver les mains dans un désir ardent de se débarrasser de cette quintessence de fête foraine, prédisant que ce parfum ne ferait pas long feu… parce qu’avant cette journée de 1992, l’ethyl-maltol, cette molécule à l’odeur caractéristique de caramel et de barbe-à-papa était réservée aux arômes alimentaires.
Synthétisée dans les années 1970 à partir du maltol, son précurseur naturel, elle s’est vite fait une place de choix dans l’industrie agroalimentaire, servant d’exhausteur de goût ou d’édulcorant à cause de son prix avantageux et la variété sucraillonne de ses arômes selon qu’on la concentre en plus ou moins grande quantité. Dès lors, rien ne lui échappe : yaourts, biscuits, bonbons, sodas, jus de fruits, tabacs et crèmes glacées, tout ce qui sent le sucre sent l’ethyl-maltol. La révolution d’Angel aura donc moins été d’extrapoler une facette déjà existante en parfumerie que de briser le mur invisible entre l’arôme et la fragrance, entre le goût et l’odorat, faisant entrer le parfum dans une sphère plus intime et impulsive, répondant aux mêmes stimuli que notre appétit.
Depuis, les vanilline et coumarine du début de siècle ont été remplacées par toute une gamme de molécules -ethyl-maltol et sucre cuit, diacetyl et beurre salé, popcorn et pyrazines ou encore chocovan frisant la boisson chocolatée des matins d’enfance- qui ont ouvert la voie à une parfumerie plus alimentaire que figurent des créations telles que La Petite Robe Noire en 2009 et sa note de cerise noire confite ou encore La Vie est Belle en 2012, iris-praline revendiquant près de 4% d’ethyl-maltol…bien loin des 1% d’Angel.
Enrobés de douceur…
Mais alors comment expliquer cet engouement inédit durant depuis bientôt 30 ans, fait inédit dans l’histoire d’une parfumerie évoluant de décennie en décennie ?
Il convient d’abord de s’intéresser à cette rencontre des sphères gustative et olfactive. En passant de l’une à l’autre, l’ethyl-maltol et autres molécules à sa suite ont pour ainsi dire transféré notre rapport, de l’une à l’autre. D’objet de luxe, hermétique et inaccessible, composé de matières aux noms exotiques ou poétiques, le parfum s’est retrouvé consommable, partageant ses arômes avec ceux de nos confiseries et de notre quotidien. Elles ont aussi transféré nos addictions, le goût du sucre appelant l’odeur du sucre et vice-versa, créant un cycle de désir et plus largement une mode s’alimentant elle-même, un phénomène bien résumé par cette réplique tirée d’Orange is the New Black : « J’aime me mettre deux gouttes d’amande amère derrière les oreilles avant d’aller travailler?a me donne l’impression d’être un petit biscuit. » De là à y voir une référence subtile à l’Héliotrope Blanc de Piver…
L’autre explication de cette tendance qui n’en finit pas est à chercher du côté de l’histoire.
Le parfum, comme la mode, a évolué en même temps que nos sociétés, rarement en avance et bien souvent en réaction aux bouleversements géopolitiques ou économiques qui ont secoué les nations occidentales au XXème siècle. Les temps de paix relative appelaient des créations plus audacieuses tandis que les périodes de guerre voyaient grandir en popularité des parfums plus désuets, donc plus rassurants.
C’est sous cette perspective qu’il faut regarder le scandale et l’échec qui s’ensuivit du véritable premier gourmand de l’histoire, Le Fruit Défendu de Paul Poiret, un bonbon acidulé de pêche beurrée sorti en 1915… tandis que la Première Guerre Mondiale faisait rage. Nul doute que s’il était sorti en 1992, il aurait rencontré un succès retentissant.
1992, c’est en effet une année quasi charnière. Le mur de Berlin s’est effondré, l’Allemagne est réunifiée, l’URSS s’est disloquée mais ces nouvelles réjouissantes sont ternies par la première Guerre du Golfe ainsi que l’escalade de tensions en Grèce et dans les Balkans. Il en résulte une incertitude palpable, d’autant plus intense que l’on s’approche de la fin du second millénaire et d’un renouveau générationnel. Cette sensation d’accélération et d’achèvement du temps, d’avancée vers un paradigme inconnaissable, force un repli, non pas vers des parfums désuets, reliquats d’un monde forcément révolu, mais vers une expérience universelle de réconfort : celle de l’enfance et de son innocence, celle du sucre tiré des fêtes foraines et des marchands de rue, celle du beurre cuisant sur la crêpière, des pommes d’amour dorant, du chocolat, des brioches, de tous horizons de la Terre.
L’engouement pour les parfums gourmands est simplement régressif, répondant à ce désir de « sentir le petit biscuit », désir de retour à un temps sans doute plus simple et insouciant.
C’est cet esprit qui motive la création de nos deux gourmands chez Histoires de Parfums, 1826 et 1969, chacun en son genre retranscrivant quelque chose de l’ingénuité et de la liberté, l’un à travers un cœur poudré d’héliotrope, de coumarine et de badiane ; l’autre bâti sur un cœur de pêche, de patchouli et de chocolat voulu comme un hommage à la révolution sexuelle et aux amours libertines que l’on s’autorisait alors sous le soleil sépia des routes californiennes.
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